UN SANTAL AUSTRAL
publié le 13 août 2023Vision olfactive autour du santal australien (Santalum spicatum).
Interview réalisée dans le magazine de la profession « Perfumer & Flavorist » après l’évaluation des différents matières proposées par la société Dujhtan.
- Qu’est-ce qui vous vient à l’esprit lorsque vous faites l’expérience du matériau pour la première fois ?
Il existe des matières, comme la résine d’oliban, popularisée sous le nom « d’encens », dont les senteurs traversent les esprits et, à travers l’histoire, l’humanité.
Au-delà de toutes les croyances religieuses, le bois de santal apaise votre esprit.
Ma première contemplation de son huile essentielle remonte à ma formation d’élève parfumeur en 2006 à Grasse.
L’extrait volatil m’invitait à ces voyages immobiles ; pas ceux qui vous transportent dans vos souvenirs ; plutôt, ceux qui vous amènent à la porte de votre imagination.
Transcendée par cette nouvelle odeur, ma vision était nomade comme le vol d’un boomerang sur des terres arides de poussière et d’épices.
Une interprétation commune à celle de Michel Roudnitska, imaginée pour son spectacle multisensoriel « Un Monde en Senteurs » que j’ai découvert lors de la 9ème Journée du Parfum à Grasse en 2007.
Cela a certainement contribué à mon intérêt pour la scénographie olfactive dans le domaine de la culture.
- Comment ce matériau est-il approvisionné ? Est-ce facile à trouver/acquérir ?
Santalum spicatum est originaire des régions semi-arides du sud et de l’ouest de l’Australie.
C’est la plus ancienne espèce odorante vivante de Santalum, qui aurait environ 13 millions d’années.
Les aborigènes vénèrent ce bois et le couronnent sous le nom de « Dutjahn ».
Il existe d’autres espèces endémiques au plus grand pays d’Océanie, telles que les espèces Santalum obtusifolium, lanceolatum, preissianum, murrayanum et acuminatum.
L’industrie de la parfumerie exploite essentiellement trois espèces de bois de santal (Santalum) avec spicatum, album – originaire d’Inde – et austrocaledonicum que l’on trouve en Nouvelle-Calédonie et au Vanuatu.
Sources de nombreux échanges commerciaux, les santals australs (comme j’aime les appeler) ont été surexploités.
Au XIXe siècle, les frégates coloniales portaient même le nom de « santaliers ».
Ils chargeaient leurs cales pour l’échanger contre du thé.
En 1893, José-Maria de Heredia écrivait dans son livre « Les conquérants de l’or » : La côte s’abaissait, et les bois de santal exhalaient leurs brises parfumées sur la mer »
Depuis les années 1990, les Australiens réparent et régénèrent leurs forêts.
- Qu’avez-vous utilisé/dans quoi utiliseriez-vous ce matériau ?
Garant d’un savoir et d’une expérience olfactive, le parfumeur devient un « scent-seï ».
Lorsque je travaillais pour une entreprise de matières premières et de compositions à Grasse, en présence de ma stagiaire japonaise, nous concevions des fragrances pour encens typiques de son pays.
Il fallait alors intégrer dans la conception du produit fini, la poudre de bois de santal qui, en plus de son odeur, servait de base fixe.
Parfumé ou architectural, ce bois servira de cadre parfumé pour un parfum ou un temple.
Au fil du temps, mesure du luxe, les huiles essentielles de cet arbre sauront affiner un parfum.
- Pourriez-vous parler de la polyvalence de ce matériau ?
On sait que le profil aromatique de l’huile essentielle d’une même plante varie selon de nombreux paramètres : sa géolocalisation, selon le sol, selon la météorologie, notamment le taux de précipitations, si la récolte provient d’une plantation ou si elle est sauvage…
Concernant l’huile essentielle de bois de santal australien (Santalum spicatum), sa polyvalence est profondément enracinée dans les différentes parties de l’arbre.
Si l’on plonge le nez dans les extraits de bûches ou de racines, vivantes ou mortes, les descripteurs olfactifs se différencient.
Pour les bûches, l’odeur est certes riche et boisée aux accents phénoliques, caoutchouteuse comme le bois de gaïac, chaude et épicée comme la noix de muscade,
Il y a cette sensation empyreumatique, vivace comme un silex chauffé.
Une certaine minéralité comme celle de la pierre à fusil que l’on retrouve dans certains Riesling, Chablis ou Sancerre.
Plus déroutant est l’effet floral vert et audacieux d’une rose, qui ne demande qu’à être associée à la fleur.
Une certaine sécheresse est souvent remarquée dans le bois de santal.
Ces notes boisées sèches proviennent des molécules d’alpha-santalène, d’alpha-santalol et d’alpha-santalal.
En distillant les racines et les mégots de l’arbre, ils sont rendus légèrement plus vétiver et beaucoup plus crémeux.
A faible concentration, les pyrazines font leurs charmes, leurs odeurs intenses provoquent des effets de poivre, de noisette ou de sésame grillé.
Une autre découverte est celle de l’huile essentielle dite « Desert Dry ».
Il serait logique de penser qu’après la mort d’un être vivant, son âme se libère.
Cependant, l’essence est présente lors de la distillation de cette huile à partir de « bois mort » récolté sur des arbres sauvages qui existent depuis des années dans le désert.
- Dans quels types de formulations pourrait-il être utilisé comme star ? Ou même comme second rôle ?
Ces multiples facettes font du santal australien (Santalum spicatum) une source d’inspiration inépuisable pour le parfumeur-créateur.
Le bois de santal rehausse les accords floraux.
Il donne la parole à des fleurs silencieuses comme le muguet, avec lesquelles il partage la même molécule : l’iso-bêta bisabolol.
Invisible au nez, avec son cœur, l’huile essentielle prend soin de vos roses et les touche.
Par co-distillation pour obtenir les attars, il les infuse dans un accord archétypal.
Dans les différentes compositions olfactives, Santalum spicatum, tout comme Amyris balsamifera, s’est souvent vu attribuer un rôle secondaire, remplaçant principalement le bois de santal indien, Santalum album.
Historiquement, beaucoup d’entre nous parfumeurs ont trouvé cette huile essentielle trop racée, mais de nouveaux procédés nous permettent de tailler ce bois, de l’affiner.
En éliminant les composés hydrocarbonés et autres, la distillation fractionnée fera apparaître le santalol, cette fraction de divers alcools comme le vétiverol pour le vétiver.
Loin d’être un substitut, l’Australian Sandalwood est un amoureux, un exaltateur qui amène d’autres matériaux au sommet.
Son exquise complexité révèle des accords nouveaux et inédits.
- Ce matériau rappelle-t-il quelque chose avec lequel vous avez travaillé dans le passé ? Si oui, comment ?
L’odeur du bois de santal me ramène aux souvenirs de mon voyage d’étude olfactif au Japon.
Cela me rappelle ma discussion sur le parfum avec une geiko (une femme d’art), lors d’un repas spectaculaire à Kyoto.
Son éventail était imprégné du parfum de ces petits bâtonnets d’encens traditionnels.
Elle ne portait pas d’autres parfums.
Les Japonaises portaient très peu de parfum, probablement par pudeur et altruisme.
Le bois de santal me rappelle mon voyage sur l‘île d’Awaji qui est connue pour les « Koh Shi », littéralement les « maîtres du parfum ».
Ils confectionnent ces bâtons composés de matières aux senteurs précieuses, principalement des bois et des épices venues d’ailleurs comme le kyara (la plus haute qualité de bois d’aloès).
Avant de visiter les usines, mon initiation olfactive commence au temple de l’eau, un sanctuaire bouddhiste, conçu par l’architecte, ex-boxeur, Ando Tadao.
L’entrée se fait par le toit du bâtiment couronné d’un bassin ovale de nénuphars.
Un escalier en béton me guide vers un espace plus bas, souterrain, où une atmosphère de quiétude m’envahit.
Les boiseries rouge vif se dévoilent à la lumière.
Pieds nus, je m’installe devant l’encensoir et les icônes bouddhiques.
Je saupoudre une poudre d’un mélange sur le charbon de bois et disperse avec ma main la fumée et le parfum qui se matérialise vers mon nez.
Le parfum légèrement pyrogène est composé de bois de santal et d’un accord ambré.
je médite.
- Qu’est-ce qui rend ce matériau unique ?
L’huile essentielle contenue dans les plantes aromatiques peut également avoir pour fonction de réfracter la lumière et de les protéger des rayons ultraviolets.
Celui du bois de santal harmonise nos compositions parfumées.
Lactée ou animale, elle est comme une seconde peau.
Dans de nombreux rituels sociaux et spirituels, la poudre de bois de santal protège notre enveloppe.
Il entre dans la composition du « thanaka » utilisé en Birmanie ou du « masonjoany » malgache pour se couvrir le visage et se défendre des rayons du soleil.
Ce maquillage est parfois appliqué sur le crâne lors des prières.
Elle est apaisante et participe à la méditation.
Pour moi, l’huile essentielle de ce bois de santal indigène australien est comme la peinture corporelle aborigène.
Sa couleur blanche est comme la couleur des esprits.
Les Autochtones disent que dessiner les motifs sacrés sur la poitrine de l’enfant, c’est lui transmettre la discipline, le respect de soi et le respect des autres.
Le parfum ouvre l’esprit et une éducation olfactive apporte respect et tolérance.
Mes peintures sont invisibles.
Article P&F :
Le parfumeur Pierre Bénard partage ses notes de parfum sur le bois de santal australien
Photographie : credit Dutjahn
Photographie par Pierre BENARD @ Quai Branly « Paljukutjara spak dans le grand désert de sable » par Helicopter Tjungurrayi_acrylique sur toile_1996